« La raison ne peut voir l’état réel du monde,
de même que l’aveugle né ne peut voir les choses de ce monde ;
mais, outre la raison, l’Homme possède une certaine faculté
grâce à laquelle il perçoit les mystères cachés.
Comme le feu dans le silex ou le fer,
Dieu a placé cette faculté dans le corps et l’âme de l’Homme ».
(Shabestarî)
La grande question à travers l’histoire de l’humanité, celle qui a fait avancer la science, lancé les aventuriers au-delà des mers, et plongé beaucoup de ceux qui ont essayé d’y répondre dans une vertigineuse perplexité, est celle du sens de notre existence sur terre. L’occident s’est attaché à une démarche analytique séparant le corps, plus accessible dans sa matérialité, de l’âme et de l’esprit. La médecine s’est dotée d’une spécialité psychiatrique pour traiter cette partie insaisissable de l’être humain, son psychisme. Pourtant nous sentons tous que cette cassure est artificielle, car l’Homme est un. Corps, âme, esprit sont trois aspects de son essence unique, et il est lié à travers elle à l’ensemble de la création.
Dans un hadith qudsi [1], Dieu dit : « J’étais un Trésor caché, J’ai aimé à être connu et J’ai créé les créatures. ». La création toute entière n’a donc d’autre but et d’autre sens que la connaissance du divin. Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’une connaissance théorique, mais de (re)naître avec Dieu, conformément à l’étymologie du mot « connaissance ». La religion elle-même n’a pas d’autre but que de permettre à l’Homme de trouver le chemin qui le ramènera à son Créateur, à son origine, et donc au centre de lui-même. Cette nouvelle naissance, c’est le retour à la prééminence de l’esprit.
La place de l’être humain est centrale dans ce Projet divin. Les trois dimensions corporelle, psychique et spirituelle qui le composent, jouent chacune un rôle fondamental dans cette histoire. Ainsi, le Coran mentionne la création d’Adam : « Lorsque ton Seigneur dit aux anges : « Je vais établir un lieutenant sur la terre », ils dirent : « Vas-tu établir quelqu’un qui fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous célébrons Tes louanges en Te glorifiant et que nous proclamons Ta sainteté ? ». Le Seigneur dit : « Je sais ce que vous ne savez pas ! ». Il apprit à Adam le nom de tous les êtres, puis il les présenta aux anges en disant : « Faites-Moi connaître leurs noms, si vous êtes véridiques. » Ils dirent : « Gloire à Toi ! Nous ne savons rien en dehors de ce que Tu nous a enseigné ; Tu es en vérité Celui qui sait tout, le Sage ». Il dit : « Ô Adam ! Fais-leur connaître les noms de ces êtres ! ». Quand Adam en eut instruit les anges, le Seigneur dit : « Ne vous ai-Je pas avertis ? Je connais le mystère des cieux et de la terre, Je connais ce que vous montrez et ce que vous tenez secret ». Lorsque Nous avons dit aux anges : « Prosternez vous devant Adam ! », ils se prosternèrent, à l’exception d’Iblis qui refusa et qui s’enorgueillit : Il était au nombre des incrédules » (Coran 2, 30-34).
La nature lumineuse de l’homme
Ainsi, les anges n’ont vu tout d’abord que la nature extérieure d’Adam et sa tendance inhérente à commettre le mal. Pourtant, malgré ses imperfections apparentes, la nature humaine est le fruit du Souffle divin. Elle a une prédisposition innée à recevoir la connaissance car elle porte en elle toute la Création, d’où l’enseignement des noms. Le nom désigne en effet la nature essentielle d’une chose ou d’un être. Il est contenu dans le Souffle divin. L’Esprit de Dieu fait naître le Verbe. Adam peut nommer les anges, mais les anges ignorent le nom d’Adam. L’être humain doué de liberté, conscient de lui-même, peut avoir une représentation autonome de la nature et des êtres, tandis que les anges n’ont d’autre choix que de glorifier Dieu. Chantres purs de Dieu, leur mélodie ne peut se refuser à sa Gloire. C’est donc devant la nature spirituelle et intérieure d’Adam que Dieu demande aux anges de se prosterner.
Un autre passage coranique précise cela lorsque Dieu dit aux anges : « Oui, Je vais créer d’argile un être humain. Lorsque Je l’aurai harmonieusement formé, et que J’aurai insufflé en lui de Mon Esprit, tombez prosternés devant lui ! ». Seul le diable (Iblis) refuse de se prosterner, en arguant du fait que Dieu l’a créé d’argile, alors que lui-même a été créé de feu (Coran 38, 76). Les anges, créés de lumière, marqués du signe de la noblesse spirituelle, doivent se prosterner devant l’Homme, façonné d’argile, emprisonné dans la matière. Pourquoi ? Parce que Dieu a insufflé en lui « de Son Esprit ». C’est cette lumière que Dieu met en Adam, réalité fondamentale de l’être humain, qui lui confère toute sa noblesse.
Mais alors, qu’en est-il de l’âme ? Ibn ‘Ajiba répond : « L’esprit est ce par quoi a eu lieu l’insufflation. L’âme, quant à elle, est créée dans le fœtus, avant que l’esprit ne soit insufflé. C’est par elle que survient le mouvement, et elle accompagne nécessairement le corps physique, ne s’en séparant qu’à la mort. Alors, l’esprit sort en premier et l’âme cesse d’être : c’est ainsi que finit la vie ».
Nous verrons par la suite qu’il existe aussi, au-delà de cette partie animale de l’âme, attachée au corps, une autre partie qui sera, elle, susceptible de se transformer sous l’influence de l’esprit. Les récits coraniques montrent combien la dimension corporelle de l’humain peut-être trompeuse, piège pour les anges mais aussi pour l’âme si elle se confond avec elle, oubliant sa nature primordiale, son essence lumineuse, spirituelle.
Le Coran parle du corps humain créé de boue et le décrit comme un grumeau de sang coagulé. Rien de très noble en apparence. C’est d’ailleurs cette apparente médiocrité qui cause la révolte d’Iblis. Et il montre par cette attitude l’une de ses caractéristiques essentielles, qui est de nier la réalité spirituelle de l’être humain pour ne retenir de celui-ci que son aspect extérieur. Par cet acte d’affirmation individuelle, Satan est déchu du degré spirituel qui était le sien en tant qu’ange, pour devenir une force psychique tendant vers une affirmation continue d’elle-même. Sa chute symbolise cette manifestation de plus en plus grande de l’ego, qui s’accompagne nécessairement d’une restriction du champ de la conscience à la seule modalité du sensible. On retrouve ici la séparation entre l’écorce des choses, et leur nature profonde.
Un autre récit nous rapporte le détail de cette insufflation de l’Esprit de Dieu dans le corps de l’homme de la manière suivante : « Lorsqu’Il y souffla de l’Esprit [2], et que ce dernier atteignit la tête d’Adam, celui-ci éternua ; alors les anges dirent : « Dis : Louanges à Dieu ! », et Adam répéta : « Louanges à Dieu ! ». Alors Dieu lui dit : « Que Dieu te fasse miséricorde ! ». Quand ensuite l’Esprit pénétra dans ses yeux, il regarda les fruits du paradis, et quand il atteignit son estomac, il sentit l’envie de manger et bondit avant même que l’Esprit n’atteigne ses pieds, dans son élan vers les fruits du paradis. Dieu dit à propos de cela : « L’homme est impatient de nature » (Coran 21, 37). Il est aussi « créé d’oubli » ajoute le Livre saint, c’est pourquoi le chemin de la spiritualité est d’abord un rappel, un éveil pour que nous revienne le souvenir de notre triple dimension, de la connaissance versée en nous et de notre destin premier.
[1] Hadith qudsi : Ibid page 12 note 2.
[2] En arabe, le même terme ruh sert à désigner à la fois le souffle et l’esprit. Il correspond à ce qui, en l’humain, est d’origine divine, la force vitale qui vient de Dieu.
Marie-Hélène Dassa
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